KVS

La révolution festive de Burning City

Résistance joyeuse. Anarchie ludique. Le rire comme source d’énergie et la communauté comme matière première de la création artistique. BURNING CITY, un spectacle du hetpaleis, KVS & Theater Arsenaal/Junior Mthombeni & SOCHA, puise sa force dans les mouvements de protestation récents ainsi que dans l’expérience et les rêves d’une distribution talentueuse. Le résultat : un spectacle total où la proximité et les réactions corporelles instinctives jouent un rôle clé.

"Tu as le choix : si tu es seul, tu es un marginal, une exception à la règle, à ce monde", explique Gerardo Salinas, dramaturge du KVS. "Mais si tu crées une communauté de marginaux, une communauté avec ses propres règles, un univers où les caractéristiques qui font de toi un paria sont justement valorisées, alors, à partir de cette communauté, avec un autre poids, tu peux entrer en dialogue avec un ensemble plus large. Non pas pour le bouleverser, mais pour y jouer un rôle à part entière dans un concert d’identités." Un plaidoyer combatif pour la solidarité à une époque où le monde semble en feu.

Mais il ne s’agit pas d’un plaidoyer gratuit. Plus que de simplement participer à la communauté élargie, il est question d’impact réel. "À chaque contact, les gens s’influencent mutuellement. Plus la ‘distance’ entre eux est grande, plus leur influence réciproque est forte, mais plus il est difficile d’établir ce contact. C’est pourquoi il est si particulier de voir des éléments radicalement différents se rassembler. Les créateurs de BURNING CITY font naître quelque chose d’exceptionnel."

Une passerelle de seulement deux mètres de large divise le public en deux. Ce face-à-face favorise une forme de communication parfois confrontante, parfois voyeuriste. L’interaction est essentielle et Junior Mthombeni, l’un des moteurs du projet, prend un malin plaisir à dynamiter les conventions théâtrales en offrant une totale liberté au public : "C’est ta fête", ressens-toi libre de crier, d’applaudir ou de prendre des selfies.

BURNING CITY est un véritable concert minutieusement orchestré. Par moments, on pourrait même oublier qu’il s’agit d’un spectacle de théâtre. Mais le texte des morceaux de rap et la performance de l’ensemble du casting nous rappellent constamment : ceci n’est pas un concert.

Une révolution sans illusions

Ce qui semble absurde au premier abord devient logique à l’intérieur de l’univers d’une communauté spécifique. Le documentaire PARIS IS BURNING a été une source d’inspiration, en dressant le portrait d’un mouvement né au sein des communautés afro et latino-américaines LGBT+ de New York, qui ont créé une culture propre, à la fois refuge et levier d’émancipation collective. "Dans le monde du ballroom, une logique s’est développée : un dress code, des mouvements, un vocabulaire. C’est incroyable de voir comment des minorités, que ce soit en raison de leur genre ou de leur origine ethnique, ont donné naissance à quelque chose de signifiant, qui a eu une influence mondiale et une force performative."

Nous créons des micro-communautés qui renforcent une revendication et une valeur que les individus seuls ne peuvent pas imposer. L’interaction entre ces groupes définit les règles du jeu collectif. Cela génère de la visibilité, mais aussi un (auto)confiance qui élève la puissance individuelle à un autre niveau.

BURNING CITY s’inscrit dans une série de spectacles où Salinas, Mthombeni et le collectif SOCHA explorent l’idée de communauté. "Nous ne travaillons pas la communauté comme finalité d’un projet socio-artistique, mais comme un matériau artistique. Jusqu’à quel point la création d’une communauté peut-elle être une matière première pour la production artistique ?" Ce travail collectif devient ainsi une matière vivante, malléable comme l’argile ou la musique.

BURNING CITY est un cocktail explosif de funk, hip-hop, rock’n’roll, soul, peinture live, danse, lumière et blagues absurdes. Pourtant, même si la fête est au centre du spectacle, elle ne masque pas la douleur qui l’anime. Derrière la célébration, il y a des récits tragiques, des blessures intimes. Mais même dans les contextes les plus sombres, la fête est essentielle : elle permet de recharger ses forces et d’entrer en contact avec les autres. Nous avons besoin de stimulations positives, parfois simplement pour survivre au lendemain.

Une utopie modeste

On retrouve dans BURNING CITY des échos d’autres spectacles, notamment RUMBLE IN DA JUNGLE, créé il y a plus de dix ans autour du légendaire combat de boxe entre Muhammad Ali et George Foreman au Zaïre. Ces parallèles montrent comment le langage théâtral des créateurs a évolué : là où autrefois les performances se succédaient de manière autonome, BURNING CITY mise sur un collectif où chaque artiste est porté par ses partenaires.

C’est essentiel, car l’intensité du spectacle et la proximité avec le public rendent la vulnérabilité centrale dans la dramaturgie. "Les artistes sont constamment exposés, à la fois dans les meilleurs moments et les plus difficiles," explique Salinas. Le spectacle joue avec les réflexes instinctifs dictés par notre cerveau reptilien (fight, flight, freeze), les réactions corporelles face à la peur. "Si nous voulons faire du théâtre pour tous, pas seulement pour un public de spectateurs classiques, nous devons l’activer et l’impliquer. Cela signifie aussi sortir de sa zone de confort. C’est un combat contre la peur."

Les références du spectacle vont du discours de Patrice Lumumba au Harlem Cultural Festival, alias Summer of Soul, où Mahalia Jackson, Stevie Wonder et Nina Simone ont mené une explosion collective de joie encadrée par les Black Panthers. "C’était une époque où il fallait encore se battre pour des droits fondamentaux. Des leaders communautaires étaient assassinés, des personnes lynchées par des groupes racistes dont les héritiers idéologiques connaissent aujourd’hui une résurgence. Face à l’horreur, la réponse fut la célébration et l’empowerment du collectif. Cette force résonne en nous tous."

Les soulèvements au Chili en 2019, nés d’une profonde frustration sociale, ont aussi inspiré le spectacle. Face à une répression policière brutale, les artistes ont envahi les rues avec leurs corps peints, leurs danses et leurs raps. Une dramaturge chilienne a transformé la rage d’un adolescent abattu en un poème sur l’amour : "L’amour doit aussi signifier retrouver le corps d’un camarade disparu." Pour les créateurs de BURNING CITY, ce spectacle est un hommage aux luttes collectives partout dans le monde.

Le mot "révolution" est peut-être galvaudé, mais pour eux, il reste une réponse face à une dictature de la peur. Nous sommes poussés à l’individualisme, ce qui nous fragilise. Créer des communautés et rechercher le contact, c’est aujourd’hui un acte révolutionnaire.

"Chacun de nous apporte un capital humain, une bibliothèque globale dont nous pouvons extraire des solutions à nos problèmes actuels. Nous ne parlons pas seulement de villes en flammes, mais aussi d’un feu de camp nourri de nos récits. C’est une source d’enrichissement, tout simplement." Une utopie modeste, avec la dignité comme fil rouge, qui s’adresse à chacun sur un plan intime. Une utopie qui revendique le manifeste comme antidote au cynisme – pour, au final, te rappeler que TU fais partie de cette histoire.